samedi 22 avril 2017

Quand Roger-Louis Junod met un écrivain aux prises avec le monde

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Un écrivain aux prises avec le réel: voilà bien un thème clé de réflexion dans le domaine littéraire. A travers le personnage de Mathieu Lombard, c'est celui qu'explore l'auteur suisse Roger-Louis Junod (1923-2015) dans "Les Enfants du roi Marc". Publié pour la première fois en 1980 et réédité tout dernièrement, et c'est judicieux, par les éditions InFolio, ce livre fait même le tour du sujet.


Présenté comme un roman, "Les Enfants du roi Marc" prend la forme d'un journal. Une forme propice à l'introspection, où le diariste raconte tour à tour ce qu'il vit et ce qu'il ressent. C'est aussi un choix pertinent, le seul possible peut-être: compte tenu que l'auteur se prétend toujours en panne d'inspiration, affirme qu'il n'écrira plus, qu'il ne saurait rédiger un roman, que ses confrères sont toujours meilleurs que lui (personnage d'Estelle Manera, dont le premier roman observe sans complaisance la localité où elle a grandi, suscitant l'ire de ses habitants - le lecteur d'aujourd'hui pense au scandale qui a suivi la publication de "Pays perdu" de Pierre Jourde, en 2003). Le lecteur découvre ainsi un écrivain bien loin du héros magnifié des lettres: celui qui tient son journal est en proie au manques de courage, aux compromissions, et se situe un peu en porte à faux face à l'impératif d'engagement dans le monde suisse des lettres des années 1970. Mathieu Lombard est par ailleurs boiteux, image qui n'est pas sans rappeler un albatros baudelairien que des ailes de géant empêchent de marcher. Mais quelles sont les ailes du romancier Mathieu Lombard?

C'est bien un roman qui se situe au coeur du livre: "En vain j'appelle un nom" est présenté comme le livre qui tente de dire l'indicible, à savoir la mort d'un enfant bien réel: Olivier, le fils du narrateur et d'Odile, sa conjointe. Autour de la perte d'un être cher et commun, se noue le tragique des "Enfants du roi Marc": alors que Mathieu tient à ce roman, qu'il connaît même un succès public et critique certain, Odile rejette ce qu'elle voit comme l'exploitation d'un drame intime par son mari, va jusqu'à refuser les cadeaux chers que son mari lui fait parce qu'ils ont été financés par l'argent réalisé sur le dos de l'enfant mort. Bien sûr, l'un et l'autre ont de bonnes raisons à défendre... Et en définitive, chacun a quelque chose à perdre.

On pourra trouver un peu scolaire le style des "Enfants du roi Marc". Volonté de l'auteur, sans doute, au risque d'agacer le lecteur: cela ajoute à la couleur brute, naturelle, du journal intime. Derrière cette apparence, se cache une richesse d'écriture qui renouvelle le genre du journal. Celui-ci est en effet nourri d'extraits de romans, d'articles de presse, ou même de sorties moins appliquées, comme si le diariste se laissait aller. Bac à sable, réceptacle des joies et des peines, recueil de collages: fourre-tout immense, le journal intime de Mathieu Lombard est tout cela à la fois. On peut même le voir comme le miroir déformant de celui qui l'écrit.

Miroir: une image qui n'est pas due au hasard, puisqu'elle est omniprésente dans "Les Enfants du roi Marc". Le miroir, c'est le narcissisme de l'écrivain qui se regarde écrire, c'est aussi l'art qui reflète la vie réelle. C'est le rappel du premier roman de Roger-Louis Junod, "Parcours dans un miroir". Et c'est peut-être aussi, enfin, la métaphore d'un écrivain incapable de se concevoir autrement que comme le reflet des autres, qu'il faut imiter, égaler, citer.

Mathieu Lombard, en effet, ressemble à une sorte d'écrivain par procuration, incapable d'une écriture vraiment personnelle. Nombreuses sont en effet les références un brin pédantes aux écrivains du passé, le diariste allant jusqu'à citer par complaisance ce qui pourrait plaire à l'autre. Le titre même de "En vain j'appelle un nom" est emprunté à un grand poète d'autrefois. Sont rappelés également des personnages de romans du passé, de classiques scolaires tels que ceux de Stendhal. Cette tentation confine à la représentation de Mathieu en mari cocu et content, protecteur du couple étrange que son épouse forme désormais avec son fils Marco (celui de Mathieu, mais d'une union antérieure à sa rencontre avec Odile, ce qui permet d'éviter, mais pas tout à fait, le trouble de l'inceste): en un final pénible, écrit à la troisième personne comme pour suggérer une forme paradoxale de détachement (romancier contre diariste?) Mathieu Lombard se prend pour le roi Marc, protecteur des amours de Tristan et Iseut.

Tout cela s'inscrit dans le contexte bien rendu des débats littéraires et idéologiques qui ont cours dans le milieu littéraire suisse, un thème qui arrive dès les premières pages du livre sous la forme d'une demande de texte engagé faite à Mathieu Lombard par l'un de ses pairs. On retrouve le Groupe d'Olten et ses débats, qui peuvent paraître vains: à quoi bon écrire des ouvrages engagés que personne ne lira? Il est possible de voir aussi, dans le portrait de certains auteurs imaginaires mis en scène, une volonté de désacraliser la figure de l'écrivain, de montrer l'humaine faiblesse qui se cache derrière la grandeur de l'oeuvre.

"Les Enfants du roi Marc" est donc un long journal, qui explore de manière détaillée quelques thèmes extrêmement vastes. Inscrit dans son époque, ce livre dense résonne encore aujourd'hui, par les interrogations qu'il aborde sur les rapports entre l'activité d'écrivain et le réel: un écrivain, c'est aussi un homme dans le monde, dont les écrits ont un impact, dans ce qu'il y a de plus intime comme dans la sphère publique la plus étendue.

Roger-Louis Junod, Les Enfants du roi Marc, Gollion, InFolio, 2017, postface d'Alain Corbellari, couverture de Jean-René Moeschler.

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