mardi 7 novembre 2017

Quand les mouettes ont pied, il n'est plus temps de fuir

Pierre De Grandi – "Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer", dit un poème de marins breton. Par métaphore, celui-ci sert de titre à un roman où il n'y a guère de mouettes, "Quand les mouettes ont pied", mais pas mal d'êtres humains. Il s'agit là du troisième opus de Pierre De Grandi, qui surprend en abordant de nouveaux rivages littéraires. Après un roman d'anticipation ("YXSOS ou le songe d'Eve") et une histoire de chien ("Le Tour du quartier"), en effet, c'est au cœur d'un secret de famille que l'écrivain suisse se plonge. Cela, en se concentrant sur le personnage de Georges, un geek apathique surnommé Gaibazar sur les réseaux sociaux. 

Une famille, ici, ce sont cinq personnages qui donnent tous l'impression de fuir quelque chose. Naturellement, Georges, réfugié derrière son écran, est le fuyard numéro un, celui qui attend une occasion pour faire quelque chose de sa vie, quitte à ce que ce soit trop tard, pérorant sur son blog aux nombreux commentaires. Fuite (à moto) devant la réconciliation, fuite aussi (mais à nuancer) devant l'amour et le désir qui font signe... Fuir aujourd'hui, remettre à demain: telle est la vie de Georges le geek procrastinateur.

Il est permis de considérer aussi comme une fuite l'engagement de son frère Julien, novice dans un monastère, vivant cependant une foi chancelante loin du monde séculier mais peu désireux de provoquer lui-même la rupture avec la vie monacale. La fuite dans le travail est le lot de la mère de famille, qui cherche à oublier... un certain secret, justement. Quant au père et à Judith, sœur de Georges, c'est plutôt géographiquement qu'ils fuient, lui en parcourant le monde pour s'abîmer dans des recherches alarmantes sur le climat, elle en prenant l'hélicoptère pour sauver des vies. 

Ancien médecin, l'auteur va finalement utiliser un argument scientifique pointu pour que Georges, en milieu de roman, place tout le monde face à une vérité familiale qu'il a trouvée tout seul. Ce coup de théâtre est sans doute la meilleure trouvaille de "Quand les mouettes ont pied"! Et tout le monde a reporté le moment d'en parler: fuite de chacune et chacun devant une responsabilité trop lourde, là encore. 

Ces stratégies généralisées de fuite en famille font écho, dans ce roman, à la fuite de l'humanité face aux évolutions du climat. En donnant à son roman le cadre d'un futur proche mais prévisible, l'écrivain se donne le droit d'anticiper et d'accentuer des tendances que l'on relève déjà aujourd'hui. Le lecteur reconnaît sans peine certaines choses familières, telles que le GIERC, faux nez du GIEC et employeur du père de famille. 

S'il faut regretter quelque chose de "Quand les mouettes ont pied", c'est la place importante accordée à des réflexions rebattues sur la foi, d'une part (à travers les doutes du personnage de Julien, qui tient un journal), et surtout sur le changement climatique, lourdement évoqué sur un ton qui tombe trop vite dans l'alarmisme – un thème par ailleurs accentué, surtout en fin de livre, par l'entrée en jeu d'éco-terroristes aux slogans primaires, insuffisamment dessinés pour paraître simplement intéressants.

Après le coup de théâtre en milieu de roman, l'autre force de "Quand les mouettes ont pied" réside dans le travail formel. Le rythme se fait ainsi accrocheur: le lecteur sera tantôt promené dans des chapitres classiques, tantôt dans des pages de journal intime, tantôt dans des dialogues ou des billets de blogs amicalement commentés par une poignée d'aficionados. Et si le point de vue de Georges, l'anti-héros post-adolescent par excellence, domine, "Quand les mouettes ont pied" cède volontiers à la tentation du roman choral en multipliant les voix, vivaces et caractérisées, et les points de vue.

Pierre De Grandi, Quand les mouettes ont pied, Lausanne, Plaisir de lire, 2017.

Egalement lu par Francis Richard.
Le site de l'éditeur – merci pour l'envoi!

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